Raymond Aron, les pensées d'un spectateur engagé

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EXTRAITS - Dans L'Abécédaire de Raymond Aron, la sociologue Dominique Schnapper, qui est aussi la fille du philosophe, et le journaliste Fabrice Gardel ont regroupé un florilège de sa pensée. L'occasion de redécouvrir un auteur d'une modernité sidérante.


«L'Abécédaire de Raymond Aron», Dominique Schnapper et Fabrice Gardel, éditions de l'Observatoire, 234 p., 19€.
«L'Abécédaire de Raymond Aron», Dominique Schnapper et Fabrice Gardel, éditions de l'Observatoire, 234 p., 19€. - Crédits photo : L'Observatoire

L'auteur de L'Opium des intellectuels, grand penseur antitotalitaire à l'heure du communisme triomphant, a été à contre-courant de la pensée dominante de son époque. Il demeure l'un des intellectuels les plus importants du XXe siècle. À l'heure de la crise de la démocratie, de la montée de l'islamisme, du manichéisme des réseaux sociaux, la pensée de Raymond Aron, mort en 1983, reste plus que jamais d'actualité. Celui qui a été, pendant trente ans, éditorialiste au Figaro a toujours refusé le simplisme, l'utopie et les idéologies. Fort de cette conviction: «La politique est le choix entre le préférable et le détestable.»

Autorité

Bien que, politiquement, je croie à la nécessité de l'autorité, à titre personnel, je la déteste […]. Je suis l'homme le moins autoritaire qui soit dans la vie personnelle et, en ce sens, la vérité qui m'est la plus désagréable est de reconnaître l'essence machiavélienne de la politique en détestant cette essence.
Entretien radiophonique (1975).

Ciel vide

Il est des individus, par millions, prisonniers d'un métier monotone, perdus dans la multitude des villes, qui n'ont d'autre participation à une communauté spirituelle que celle que leur offrent les religions séculières. Les foules qui acclament furieusement les faux prophètes trahissent l'intensité des aspirations qui montent vers un ciel vide.
L'Avenir des religions séculières (1944) .

Cohn-Bendit

Je ne pouvais pas accepter que le général de Gaulle fût renversé par Cohn-Bendit. C'était pour moi une humiliation nationale. Et ce qui était inacceptable, ce n'est pas les manifestations universitaires, c'était la transformation de ces troubles en révolution […]. J'étais… je n'étais pas tellement furieux contre le psychodrame, j'eusse été très furieux contre la révolution. Une révolution où l'on renversait une Constitution parce que les étudiants avaient le désir de se distraire et de palabrer indéfiniment.
Entretien télévisé (1983).

Consommation

La notion de société de consommation est devenue une notion péjorative, mais en fait la majorité des Français souffre de ne pas avoir accès aux biens, aux marchandises, aux choses que produit cette société. Alors, dans cette protestation contre la société de consommation, est-ce qu'il n'y avait pas aussi une révolte un peu puérile des enfants gâtés de la bourgeoisie qui possédaient déjà les biens, qui méprisaient les biens qu'ils possédaient, et qui oubliaient que la masse de la population en est encore à obtenir ces biens qui leur sont offerts avec tant de facilité?
Entretien télévisé (1969).

De Gaulle

Le général de Gaulle n'a jamais caché qu'il aimait la France avec passion, mais qu'il n'étendait pas aux Français la considération qu'il avait pour l'idée de la France.
La Révolution introuvable (1968).

Déracinement

Comme le dit Bernanos, la tragédie, ce n'est pas que Hitler se donne ou se prenne pour un dieu, c'est qu'il y ait des millions d'hommes assez désespérés pour le croire. Toute crise, économique ou politique, qui déracinera ces multitudes les livrera, une fois encore, aux tentations jointes du désespoir et de l'enthousiasme.
L'Avenir des religions séculières (1944).

Droite-Gauche

Personnellement, je pense qu'on ne pourra commencer à parler sérieusement de politique en France que le jour où l'on cessera d'employer le mot «droite» et le mot «gauche».
Entretien radiophonique (1954).
Je vais vous citer une expression que j'adore, qui n'est pas de moi, qui est d'Ortega y Gasset. Il dit: «Être de droite ou être de gauche, c'est être hémiplégique.»
Entretien radiophonique (1969).

Europe

On peut regretter, à certains égards, que le Vieux Continent ne constitue pas un espace d'un seul tenant, avec les mêmes possibilités de production en grande série que les États-Unis par exemple. Mais ce que l'on perd en fait de rationalité économique, on le regagne, et au-delà, en richesse et en diversité de culture.
L'Homme contre les tyrans (1944).
Les Européens voudraient sortir de l'histoire, de la grande histoire, celle qui s'écrit en lettres de sang. D'autres par centaines de millions y entrent.
Penser la guerre, Clausewitz (1976).

Goulag

Est-il si difficile pour des grands intellectuels d'accepter que deux et deux font quatre, et que le Goulag, ce n'est pas la démocratie?
Entretien radiophonique (1969).
Si Soljenitsyne gêne, s'il indigne, c'est qu'il frappe au point sensible, au point du mensonge, les intellectuels occidentaux ; si vous acceptez le grand Goulag, leur dit-il, pourquoi votre vertueuse indignation à propos des petits ? 
Les camps restent des camps, qu'ils soient bruns ou rouge. Depuis plus de cinquante ans, les intellectuels d'Occident refusent d'entendre la question. Une fois pour toutes, ils ont posé qu'il y avait les «bons» camps et les mauvais, les camps que transfigure la sainteté de la cause et d'autres qui ne sont que ce qu'ils sont. La plupart des intellectuels, en Occident, commettent à un degré ou un autre cette faute, toujours enclins à découvrir des raisons pour excuser ou excommunier. Les intellectuels qui se disent de gauche les commettent avec plus d'éclat, à la mesure même du Goulag qu'ils ont nié le plus longtemps possible, le plus énorme de tous, dissimulé dans l'ombre du régime qui se déclare le plus humain de tous.
Mémoires (1983).

Homo œconomicus

La plupart reprochent, à moi d'écrire en homo œconomicus, à la société capitaliste d'obéir aux exigences du mercantilisme. Une remarque ironique tout d'abord. Vingt-cinq ans plus tôt, les mêmes mettaient en accusations l'Occident, incapable de supporter la compétition économique avec le «socialisme soviétique» et la planification. Aujourd'hui, la compétition des taux de croissance tranchée en faveur des Occidentaux, ils la jugent dérisoire, ils l'écartent comme insignifiante. […] Mon optimisme de la veille, raillé à l'époque, passe désormais - à juste titre - pour une platitude, connue de tous, confirmée par les chiffres. Yves Florenne [critique littéraire, collaborateur duMonde] me demande: et après? Soit, personne ne vit des taux de croissance ; pourtant les travailleurs dont les intellectuels se veulent les interprètes ne méprisent pas les miettes de la croissance qui retombent jusqu'à eux.
Mémoires (1983).

Journalisme

Pour tous les journalistes il y a un danger qui n'est pas facilement évité: c'est d'être trop obsédés par l'actualité. Je suis sûr que mes livres sérieux auraient été autres - probablement meilleurs - si je n'avais pas fait en même temps du journalisme. Je me souviens d'un mot qui est, je crois, de Maurois. Il a écrit: «Raymond Aron serait notre Montesquieu s'il décollait davantage de la réalité.» Il avait tort sur un point: d'aucune manière je n'aurais été un Montesquieu. Mais il avait raison sur un autre: j'étais trop obsédé par la réalité pour donner à mes livres abstraits l'ampleur et les dimensions que, éventuellement, ces livres auraient pris si je n'avais pas choisi le chemin de la facilité, c'est-à-dire du journalisme.
Le Spectateur engagé (1981).

Khomeyni

Les chiites iraniens ou les marxistes-léninistes appartiennent à la même famille, dès lors que le clergé chiite veut régenter la société civile comme le fait le Parti communiste soviétique. […] L'iman Khomeyni de même que les marxistes-léninistes nous rappellent que «la foi qui agit» débouche encore à notre époque sur des croisades.
Mémoires (1983).

Lutte des classes

Mon optimisme sur la croissance économique n'alla jamais jusqu'à suggérer la disparition de la lutte des classes, au sens non marxiste, à savoir le conflit entre les classes ou les catégories sociales pour la répartition du produit national ou pour l'amélioration de conditions de travail ; ce que je niai, c'était la thèse d'une classe ouvrière, consciente d'elle-même et de sa volonté révolutionnaire, aspirant à une autre société dans laquelle le règne du prolétariat succéderait à celui de la bourgeoisie.
Mémoires (1983).

Quête de sens

L'interrogation sur le thème «l'abondance en vue de quoi?» a traduit en termes sociologiques l'interrogation éternelle: la quête du sens. La neutralité que j'affecte ou le scepticisme que d'aucuns m'imputent exprime une conviction: ni la révolution ni la technique ne renouvellent la condition humaine. L'une et l'autre apportent ou apporteront à tous les moyens matériels d'une existence décente. Quel usage les hommes feront-ils de ces moyens? Je préfère avouer que je l'ignore.
Les Désillusions du progrès (1965).

Moyen-Orient

Je ne vois pas de paix au Moyen-Orient, parce qu'il s'agit dans ce cas d'un conflit à mort, puisque l'enjeu, c'est la possession d'un sol, et d'un sol qui est sacré à la fois pour les juifs ou les Israéliens et pour les musulmans ou les Arabes ou les Palestiniens, comme vous voudrez. Donc dans ce cas précis, je ne vois pas la paix.
Entretien radiophonique (1969).

Sartre

Jean-Paul Sartre se condamne à une histoire de légendes, peuplée de monstres et de victimes, de colonisateurs, définis par la volonté d'oppression et de colonisés réduits à l'alternative de la soumission abjecte ou du refus violent.
Histoire et dialectique de la violence (1973).  

Vérité et liberté

[En réponse à la question «Quelles sont les valeurs auxquelles vous tenez le plus?»] Probablement la réponse - et je la crois sincère - serait: vérité et liberté, les deux notions étant pour moi indissociées. L'amour de la vérité et l'horreur du mensonge, je crois que c'est ce qu'il y a de plus profond dans ma manière d'être et de penser. Et précisément pour pouvoir exprimer la vérité il faut être libre. Il faut qu'il n'y ait pas un pouvoir extérieur qui vous contraigne.
Le Spectateur engagé (1981).

Vivre ensemble

Pour laisser à chacun une sphère privée de décision et de choix, encore faut-il que tous ou la plupart veuillent vivre ensemble et reconnaissent un même système d'idées pour vrai, une même formule de légitimité pour valable. Avant que la société puisse être libre, il faut qu'elle soit.
Liberté et égalité (1978).