Pour résister aux autoritaires et aux totalitaires, il faut relire Raymond Aron ! - Par Michel Winock

Les régimes autoritaires et totalitaires, les tyrans et les tyranneaux, les pseudo-démocraties "illibérales" se portent bien. Lire ou relire Aron, c’est nourrir intellectuellement notre volonté de leur résister, explique Michel Winock.


Raymond Aron est mort il y a quarante ans. Un certain nombre d’ouvrages récents à l’occasion de cet anniversaire ont été publiés — notamment un numéro des Cahiers de l’Herne, et, très précieux, très lumineux, une Introduction à la philosophie politique, un cours qu’il a professé à l’ENA en 1952 (Le Livre de poche). Trois ans avant lui, Jean-Paul Sartre, son ancien "petit camarade" de Normale devenu son adversaire politique pendant la Guerre froide, avait été enterré par une multitude d’admirateurs et de fervents. Les obsèques d’Aron furent discrètes ; il n’avait jamais enflammé les foules. Pourtant, c’est l’œuvre politique d’Aron qui, aujourd’hui, résiste mieux au temps et nous aide encore à déchiffrer "le monde tel qu’il est".

Sartre reste un grand écrivain par l’éclat de son verbe et par la diversité de ses talents qui se sont exercés en philosophie, au théâtre, dans le roman, dans ses pamphlets, comme un chef d’orchestre qui sait jouer de tous les instruments. Aron a surtout été un professeur doublé d’un journaliste. Il a enseigné à la Sorbonne et au Collège de France ; il n’a cessé d’analyser l’actualité à Combat, au Figaro et à L’Express. "En fait, nous dit Daniel Cohn-Bendit, le problème d’Aron, c’est qu’il méritait plus le prix Nobel que Sartre parce qu’il a été d’une rigueur politico-philosophique. Mais comme c’est un prix littéraire et pas un prix de philosophie, c’était plus difficile" (L’Herne,p. 212).

Mauvaise presse

Longtemps, Aron a eu mauvaise presse chez ses pairs, les intellectuels de gauche. Pourfendeur du nazisme, rallié d’emblée à la France libre, il était devenu après la guerre l’adversaire assumé du communisme, à l’indignation des compagnons de route du PCF et d’une grande partie de l’intelligentsia complaisante à l’égard de Staline. Défenseur de la démocratie libérale, qu’il jugeait "le meilleur des mauvais régimes, c’est-à-dire le meilleur de tous les régimes possibles", il n’a cessé d’en soutenir les principes contre les systèmes autoritaires et totalitaires.

Considéré comme un homme de droite, Aron fut pourtant le premier des intellectuels français à juger inévitable l’indépendance de l’Algérie, en 1957, dans son livre Tragédie algérienne qui fit scandale. Il rallia de Gaulle et la Vème République, non par enthousiasme, mais par lucidité sur les faiblesses insignes de la IVème.

En relisant ses œuvres, on peut comprendre ce qui a causé la distance ou l’indifférence à son endroit, mais aussi ce qui le maintient encore aujourd’hui en éclaireur de la pensée politique.

Distance en effet, parce que, résolument, Aron veut penser la politique, sans ardeur, sans passion — sinon la passion intérieure de comprendre. Même quand il traite du communisme ou du système soviétique qui furent ses cibles durables, l’analyse prévaut sur la polémique. C’est en raison de cette primauté de l’entendement qu’il reste lisible, utile, nécessaire, loin des batailles de son temps. "Il rendait intelligent, écrit le co-fondateur du Nouvel Observateur, Jean Daniel. Pour lui répondre, il fallait viser haut."

Un libéral convaincu

Plutôt pessimiste sur la nature humaine, Aron n’en a jamais déduit la nécessité des pouvoirs coercitifs. Il mettait au-dessus de tout la liberté des citoyens, en quoi il était libéral. En disciple de Tocqueville, il savait aussi l’irrésistible montée en puissance de l’égalité dans les sociétés contemporaines. Ni réactionnaire ni conservateur, il a défendu toute sa vie la nécessité de l’équilibre entre les principes de liberté et d’égalité, qui peuvent se révéler contradictoires.

Il n’en a pas résulté dans son esprit la théorie d’un régime idéal, mais la recherche du moindre mal dans un système démocratique qui limite la liberté des puissants et la frénésie égalitaire grosse de dictature des révolutionnaires. Régime démocratique imparfait, régime corruptible, régime perfectible, mais le seul compatible avec la dignité humaine. "Je n’en conclus malheureusement pas, disait-il en 1952, qu’il soit démontré à l’avance que c‘est celui qui doit triompher."

Soixante-dix ans plus tard, les régimes autoritaires et totalitaires, les tyrans et les tyranneaux, les pseudo-démocraties "illibérales" se portent bien. Lire ou relire Aron, c’est nourrir intellectuellement notre volonté de leur résister. Et de comprendre ce qui chez nous peut desservir cette volonté, la discorde séculaire entre des citoyens irréconciliables. La disponibilité au double extrémisme représente une des faiblesses de notre démocratie qu’Aron avait bien décrites. Nul mieux que lui n’a analysé les tares et les vulnérabilités de notre société politique, toujours menacée, comme disait Ernest Renan, de la rupture d’un anévrisme.