Raymond Aron et la religion - Par Pierre Manent

Raymond Aron fut un usager sans prétention des notions communes. S'il analysa avec soin, rigueur et constance les concepts liés à l'épistémologie des sciences sociales, il fit pour le reste usage des notions reçues sans les considérer thématiquement. C'est pourquoi l'on dit volontiers qu'il n'y a pas de doctrine aronienne. En même temps, cette modestie, ou cette réticence, dessine en creux une structure d'une remarquable stabilité qu'il est possible, et éclairant, de reconstituer dans ses grandes lignes. C'est le cas pour la religion, et je partirai de là.

Commentaire

La religion en général

Raymond Aron ne lui a consacré aucune réflexion thématique. En même temps, ce qu'il en dit occasionnellement fut d'une grande stabilité au long de sa vie. Sur la religion considérée en général, il dit seulement que la dimension religieuse est constitutive de l'homme sans se soucier de préciser comment « Dieu » vient à la conscience. Le ressort principal de la religion est-il gnoséologique ? Moral ? S'agit-il d'un mouvement de la raison ? De l'imagination ? Tout au plus suggère-t-il que cette dimension est inséparable de la conscience, de l'interrogation humaine sur soi qui conduit à dépasser l'expérience sensible et à viser un monde intelligible1. C'est peu de chose, et, assurément, ce n'est pas suffisant.

Raymond Aron a plus à dire sur sa position personnelle, même s'il reste toujours très réservé. Je retiendrai trois points.

a) Sa devise pourrait être : « Je ne suis pas croyant, au moins au sens ordinaire du terme. » Je dis « devise », car il répète cette formule volontiers, parfois avec de menues variations. À ma connaissance, il ne précise jamais en quel sens « pas ordinaire » il pourrait éventuellement se dire « croyant ».

b) Il se dit athée à titre personnel : sans affirmer que Dieu n'est pas, il est incapable de mettre un contenu concret sous cette notion qui ne renvoie pour lui à aucune sorte d'expérience. Il juge plus exact et plus honnête de se dire athée plutôt qu'agnostique, car non seulement il n'affirme pas le divin, mais il ne recherche pas les raisons qu'il y aurait éventuellement de l'affirmer. Devant la dimension religieuse de l'existence humaine qu'il reconnaît très volontiers, je l'ai dit, il ne s'interroge pas, il est sans inquiétude2. Il n'est pas un athée selon le cœur de Pascal, il n'est pas « celui qui cherche en gémissant ».

c) En même temps, il s'est fait une sorte de religion, qui lui permet de nouer un certain rapport avec cette dimension, et c'est peut-être en ce sens qu'il pourrait se dire « croyant » : la dimension religieuse, c'est la négation des hiérarchies sociales et des valeurs temporelles3. Cela se comprend fort bien, mais ne pourrait-on pas dire la même chose de la philosophie, en particulier de la philosophie socratique ? Ne nous libère-t-elle pas aussi bien des prestiges sociaux ?

Il y a en tout cas un point, le seul peut-être, sur lequel Aron est affirmatif et même catégorique : il est « spinoziste », il ne peut admettre l'idée de l'Alliance ou de l'Élection. Ce qui nous conduit à considérer son rapport au judaïsme.

Le judaïsme

Le rapport d'Aron au judaïsme et à Israël est configuré par le refus de l'Élection. C'est un rapport intensément « laïque ». Même dans le texte où Raymond Aron est le plus explicite et, dirait-on, le plus militant dans l'expression de son attachement à l'État d'Israël, on peut lire : « L'édification, en Palestine, d'un État, qui se proclame le continuateur du royaume de Juda, m'apparaît un accident historique auquel seul l'idolâtre, celui qui accorde à la nation une valeur suprême, prêtera une signification proprement religieuse4. » La phrase n'est pas sans équivoque, car la formulation paraît exclure que la fondation de l'État d'Israël puisse être considérée comme un événement majeur dans l'histoire politique du peuple juif. Dès lors, ni religieux ni politique, l'attachement d'Aron à Israël apparaît purement affectif, relevant d'une « dilection particulière » qui a son « mystère »5.

Au-delà de cet attachement affectif, il me faut ici le dire brutalement car de nombreux commentateurs s'efforcent de « judaïser » Aron d'une manière qui me semble indéfendable, Aron ne montre aucun intérêt pour le judaïsme. Ou plutôt il fait montre d'une étonnante absence d'intérêt pour le judaïsme – étonnante compte tenu du contexte historique, étonnante pour le contemporain de Strauss, Scholem, Lévinas6. Aron n'a pas rencontré la spiritualité juive comme il a rencontré la spiritualité chrétienne, par exemple en la personne du Père Fessard. S'agissant de la religion, dit-il, le dogme le gêne moins que les rites. Bref, « la religion » pour lui, c'est le christianisme, plus précisément le catholicisme.

Le christianisme, le catholicisme

Il en est du christianisme ou du catholicisme comme il en est de la religion en général, Aron n'a rien à en dire thématiquement. En revanche, il nous faut relever la présence dialectique, parfois insistante au point de devenir centrale, du christianisme/catholicisme absent thématiquement. Dans certains contextes, il conviendrait de parler de la centralité non thématisée du christianisme/catholicisme chez Aron. C'est vrai spécialement de l'analyse aronienne du communisme comme « religion séculière ».

L'analyse de cette notion fait ressortir dialectiquement le caractère de son autre, à savoir la religion authentique, et cette détermination vient en retour jeter un doute sur la consistance et finalement la pertinence de la notion de religion séculière : « Celle-ci n'est que le durcissement dogmatique d'opinions, courantes dans les milieux de gauche quand il s'agit du communisme, dans les milieux de droite quand il s'agit du fascisme7. » Cette formule, il est vrai, peut être jugée plus suggestive que rigoureuse. Aron en tout cas la confirme et la précise, il confirme et précise son interprétation bien plus politique que « religieuse » du communisme dans un développement subséquent du chapitre IX, chapitre pourtant intitulé « Les intellectuels en quête d'une religion ». Considérant le problème dans un contexte historique plus vaste, considérant la recherche, après la Révolution française, d'une « religion de remplacement », qu'il s'agisse des cultes révolutionnaires ou du positivisme d'Auguste Comte, il conclut, et cela peut surprendre le lecteur, d'une manière qui réduit à peu de chose la composante « religieuse » de la « religion séculière » :

Cette transfiguration du parti en Messie reste une aberration de secte aussi longtemps que le parti végète et milite dans l'opposition, impuissant, irréconciliable. C'est la prise du pouvoir qui authentifie ses prétentions. […] La raison du succès remporté par le léninisme-stalinisme, entre toutes les tentatives de religion de remplacement, est, en dernière analyse, fort simple : c'est la victoire de la Révolution qui a permis la diffusion du communisme, non la séduction de la religion séculière qui a préparé les dix jours qui ébranlèrent le monde. Les prophètes désarmés périssent. L'avenir de la religion séculière dépend surtout des rivalités de puissance8.

Le pouvoir de séduction de la religion séculière, son pouvoir proprement « religieux » ou le pouvoir de l'analogie religieuse, ne s'exerce de manière vérifiable que dans des milieux informés par la religion proprement dite, informés par le prototype, c'est-à-dire dans le progressisme chrétien auquel Aron accorde une attention sympathique et critique qui ne laisse pas d'étonner le lecteur d'aujourd'hui :

Ce qui séduit le chrétien, sans qu'il en prenne conscience, dans le milieu ouvrier et l'idéologie marxiste, ce sont les survivances, les échos d'une expérience religieuse : prolétaires et militants, comme les premiers croyants du Christ, vivent dans l'attente d'un monde neuf ; ils sont demeurés purs, ouverts à la charité, parce qu'ils n'ont pas exploité leurs semblables […]. Les chrétiens de gauche demeurent catholiques subjectivement mais renvoient le fait religieux au-delà de la révolution. […] Le dernier pas est franchi : on subordonne l'évangélisation à la révolution9.

Ou encore, à la fin du livre : « […] en Occident […] certains croyants distinguent mal entre le drame de la croix et celui du prolétariat, entre la société sans classes et le royaume millénaire10 ».

La critique laïque du communisme que conduit Aron convainc d'erreur le progressisme chrétien. Pour comprendre les ressorts de cette erreur, qui dérive d'une séduction dont la religion chrétienne forme le contexte propice ou favorable, il est indispensable de se faire une idée un peu nette du prototype, à savoir du christianisme tel qu'il se comprend lui-même. Sans s'interroger sur le christianisme comme tel, ou l'Église comme telle, sans donc thématiser le christianisme/catholicisme, Aron est néanmoins conduit à repérer ce qui distingue essentiellement le christianisme du communisme afin de mieux saisir les traits qui rendent la confusion analogique tentante, et pour certains irrésistible. Je relèverai seulement la manière dont il éclaire l'analogie « totalitaire » :

La foi chrétienne peut être dite totale, en ce sens qu'elle inspire l'existence entière ; elle a été totalitaire quand elle a méconnu l'autonomie des activités profanes. La foi communiste devient totalitaire dès qu'elle se veut totale, car elle ne crée l'illusion de la totalité qu'en imposant des vérités officielles, en soumettant aux consignes du Pouvoir des activités dont l'essence exige l'autonomie11.

Je ne pense pas que cette comparaison discriminante entre foi chrétienne et foi communiste soit suffisante, ni même entièrement claire. Elle fait ressortir cependant un point décisif : la foi chrétienne peut être totalitaire parce qu'elle est totale ; la foi communiste est nécessairement totalitaire parce qu'elle ne peut pas être totale. En développant un peu, je dirai : le christianisme s'adresse à toutes les puissances de l'âme, il peut donc être mis en œuvre d'une manière qui ne laisse aucun aspect de la vie humaine libre d'un commandement contraignant, voire tyrannique ; le communisme ne propose que quelques thèses très abstraites sur l'organisation extérieure du monde humain, il ne peut donc faire valoir ses revendications sur l'ensemble de la vie humaine qu'en exerçant un commandement artificiel sur tous les aspects de celle-ci. Un commandement artificiel, ou « idéologique », car sans rapport intrinsèque aux puissances de l'être humain à propos desquelles, ou de la plupart desquelles, le communisme n'a rien à dire. Dès lors, si je reviens à l'analyse discriminante d'Aron, et cette conséquence est véritablement concluante, l'expérience religieuse gagne en authenticité à mesure qu'elle repose moins sur une emprise totalitaire, tandis que les religions séculières se dissolvent dès que cette emprise a disparu12. C'est sur ce contraste que se conclut L'Opium des intellectuels.

Il est difficile pour le commentateur d'aller au-delà. Il lui faudrait décider de la consistance spirituelle qu'a prise pour Aron le pôle dialectique que l'examen du communisme comme religion séculière l'a conduit à dégager. Son enquête a tourné son intérêt vers la religion, spécialement vers le christianisme/catholicisme, d'une manière qui n'était pas inscrite d'avance dans ses préoccupations spontanées. Cet intérêt s'est stabilisé dans une disposition, une appréciation du christianisme/catholicisme à la fois comme ensemble humain et domaine d'expérience. Le pôle dialectique dans la confrontation avec le communisme a tendu à devenir pôle de référence pour la compréhension de la vie humaine en général. Il serait indiscret et imprudent d'aller au-delà.

Notes :

[1] Voir Essais sur la condition juive contemporaine, textes réunis et annotés par Perrine Simon-Nahum, Éditions de Fallois, 1989, p. 218.
[2] Sur tous ces points, voir en particulier « Un philosophe libéral dans l'histoire », ibid., p. 205-229.
[3] Ibid., p. 221.
[4] Voir « De Gaulle, Israël et les juifs », op. cit., p. 175.
[5] Ibid., p. 188.
[6] À propos de Lévinas, il parle d'« une phénoménologie religieuse qui n'est pas tellement typiquement juive », ce qui suggère peu de familiarité (ibid., p. 274).
[7] Voir L'Opium des intellectuels, Calmann-Lévy, 1955, p. 280.
[8] Ibid., p. 293.
[9] Ibid., p. 96.
[10] Ibid., p. 294.
[11] Ibid., p. 295.
[12] Ibid., p. 333-334.